
« Nous assistons à l’agonie d’un système humanitaire fondé sur des principes humanitaires. » L’aveu d’impuissance du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, mardi, lors d’une réunion du Conseil de sécurité, en dit long sur ce qui se trame dans la bande de Gaza, et sur le sort de ses 2,2 millions d’habitants.
Car si le blocus total imposé par Israël sur l’enclave palestinienne depuis le 2 mars a entraîné des pénuries sévères de nourriture et de médicaments, la famine en cours à Gaza semble désormais s’intensifier, s’accélérer, se généraliser.
De samedi à lundi derniers, 21 enfants seraient ainsi morts de malnutrition ou de faim dans plusieurs hôpitaux de la bande de Gaza. Et ce, alors que la faim n’avait emporté « que » 66 enfants entre octobre 2023 et mai 2025, selon les autorités locales, signe d’une dangereuse accélération.
Israël souhaite affaiblir la population palestinienne de Gaza pour qu’elle se révolte contre le Hamas.
François Audet, directeur de l’OCCAH
Mardi, c’est le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies qui a accusé l’armée israélienne d’être responsable depuis la fin du mois de mai de la mort de 1054 Palestiniens qui cherchaient à obtenir de l’aide humanitaire, distribuée au compte-goutte par la Fondation humanitaire de Gaza (GHF). Avant qu’une centaine d’ONG unissent leur voix le lendemain pour accuser Israël d’être responsable d’une « famine de masse » à Gaza.
« Les gens doivent se demander : “Est-ce que je dois risquer ma vie pour avoir de la nourriture ?” ou “Est-ce que je dois mourir de faim ?” C’est inhumain », explique Patrick Robitaille, responsable des affaires humanitaires au Canada pour l’organisation Save the Children. Ce dernier se dit par ailleurs très préoccupé par les conséquences de cette famine à long terme.
« En matière de malnutrition, on voit des chiffres qu’on ne voit pas d’ordinaire, même dans les pires situations. »
Comment en est-on arrivés là ?
Pour François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), plusieurs raisons permettraient d’expliquer le pourquoi et le comment de la catastrophe qui se joue à Gaza. Toutes pointent la responsabilité de l’État hébreu.
« Israël souhaite affaiblir la population palestinienne de Gaza pour qu’elle se révolte contre le Hamas », affirme-t-il en entrevue au Devoir. Selon lui, Israël utiliserait une vieille technique barbare qui consiste à assiéger et à affamer la population, en espérant qu’elle se rebelle, contre le Hamas dans ce cas. « C’est difficile à démontrer, mais je pense qu’Israël tente clairement de punir la population palestinienne, à qui il reproche d’être proche du Hamas. »
Photo: Abdel Kareem Hana Associated PressUn Palestinien cherche du bois, du plastique et des conserves dans une décharche d’al-Zawaideh, dans le centre de la bande de Gaza, le jeudi 17 juillet 2025.
Côté Israël, on accuse le Hamas d’orienter la distribution de l’aide à des fins politiques, et donc d’être responsable de la crise humanitaire en cours. Cette double emprise transforme ainsi l’action humanitaire en instrument de guerre, la nourriture en levier de pression.
« C’est un man-made disaster [une catastrophe d’origine humaine] », explique Patrick Robitaille de Save the Children. Selon lui, il est évident que le gouvernement israélien bloque de façon systématique tous les efforts des organisations sur place pour enrayer la situation nutritionnelle. Et ce, « sans parler des bombardements aériens qui touchent les hôpitaux et empêchent les soignants de faire leur travail de façon sécuritaire ».
Une aide qui n’a rien d’humanitaire
Depuis le mois de mai, une seule organisation est chargée de la distribution de nourriture dans la bande de Gaza, avec le soutien d’Israël et des États-Unis. Il s’agit de la très décriée GHF, avec qui l’ONU refuse d’ailleurs de collaborer au motif qu’elle servirait les objectifs militaires israéliens, en plus de violer les principes humanitaires de base.
« Ça fait des mois qu’on dénonce ce système-là, qui, pour nous, est un système extrêmement dangereux, qui n’a rien d’humanitaire, qui est en violation flagrante des principes d’impartialité, de neutralité et d’indépendance de l’aide humanitaire, avance Chloé Cébron, directrice de l’analyse politique et du plaidoyer à Médecins du monde Canada. De telles conditions de distribution, c’est du jamais vu. »
Les distributions d’aide donnent en effet régulièrement lieu à des scènes chaotiques et meurtrières. Tous les jours ou presque, des morts. Les organisations non gouvernementales dénoncent le fait que la distribution d’aide est assurée par des personnes — généralement des anciens militaires dont l’humanitaire n’est pas le métier premier. Et qui ont la gâchette facile.
Photo: Eyad Baba Agence France-PresseDes Gazaouis se rassemblent à un centre de distribution d’aide géré par la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), le 25 juin 2025.
Pour ne rien arranger, les quatre sites de distribution de GHF (contre dix avant le mois de mai) sont situés dans des zones d’ordinaire interdites aux Gazaouis et qui ouvrent de façon très intermittente, parfois la nuit, parfois quelques minutes seulement.
« Ça fait mal de voir le mot “humanitaire” être associé à cette fondation, qui n’a rien d’humanitaire. Faire passer les gens au travers de barbelés, les laisser se battre pour avoir de la nourriture, c’est contre tous les principes du droit humanitaire », résume Patrick Robitaille.
Ce que dit le droit international
Les Conventions de Genève, qui forment le cœur du droit international humanitaire, interdisent expressément l’utilisation de la famine comme méthode de guerre et imposent la protection des biens de première nécessité pour les civils.
L’interdiction de la famine est également reconnue comme une norme de droit international coutumier, c’est-à-dire une règle non écrite, mais largement acceptée et respectée par la communauté internationale.
En matière de droit pénal international, la Cour pénale internationale (CPI) est le seul tribunal international ayant compétence sur le crime de famine. Le Statut de Rome, traité fondateur de la CPI, inclut les crimes de guerre parmi les infractions graves relevant de sa compétence. L’utilisation de la famine comme stratégie de guerre y est explicitement signifiée. Toutefois, ni Israël ni les États-Unis ne sont signataires du Statut de Rome. Les deux pays ne reconnaissent donc pas la compétence de la CPI.
Selon l’association Juristes pour le respect du droit international (JURDI), le système de distribution de l’aide alimentaire à Gaza viole tous les principes du droit international humanitaire. Dans une tribune au Monde, l’association a d’ailleurs dénoncé jeudi « un système qui porte atteinte à la crédibilité de l’action humanitaire, détruit la capacité des acteurs impartiaux à répondre aux besoins et instrumentalise le droit à l’assistance en le transformant en outil de déplacement forcé, de propagande et, vraisemblablement, de génocide ».
Une crise singulière dans l’histoire moderne
Si l’aide humanitaire est souvent soumise à des logiques de guerre, que ce soit au Soudan, en Syrie ou au Yémen, pour les experts interrogés par Le Devoir, ce qui se joue à Gaza est à plusieurs égards tristement singulier.
« C’est un État qui se proclame démocratique qui est en train d’affamer une population. Disons que, dans l’histoire récente de l’humanité, je crois que c’est unique. Il est là, le drame », avance François Audet.
De plus, c’est aussi l’aggravation très rapide de la situation qui déconcerte les organisations humanitaires. « En 15 mois à Gaza, on s’est retrouvés avec des taux concernant la détérioration nutritionnelle qui ressemblent à ceux d’une crise humanitaire sur plusieurs décennies, comme au Yémen, par exemple », avance Chloé Cébron de Médecins du monde.
Les gens doivent se demander : “Est-ce que je dois risquer ma vie pour avoir de la nourriture ?” ou “Est-ce que je dois mourir de faim ?” C’est inhumain.
Patrick Robitaille, de l’organisation Save the Children
Le fait que le territoire soit une enclave d’où personne ne sort est aussi très particulier, contrairement à d’autres conflits où les personnes sont capables de se déplacer.
« À Gaza, le territoire est vraiment à la merci d’une armée d’occupation avec une frontière complètement scellée », affirme Patrick Robitaille de Save the Children, qui avoue n’avoir jamais rien vu de tel en 23 ans de service dans le domaine humanitaire.
« C’est la première fois qu’on voit de telles atrocités sans un semblant d’aide humanitaire. Le pire dans tout ça, c’est qu’on aurait qu’à ouvrir les portes de Gaza et à faire entrer les milliers de camions qui attendent partout autour pour qu’en quelques jours, quelques semaines, ça se résorbe. Les organisations sur place ont déjà montré qu’elles pouvaient gérer la distribution. »